La société de demain : décroissante & conviviale
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La société de demain : décroissante & conviviale



Les crises actuelles vont-elles permettre de remettre en question le système dans lequel nous vivons ? Entre les mirages de la consommation énergivore et la décroissance radicale, aventurons-nous sur les sentiers peu battus de la prospérité durable et… sans croissance !



Comme le résume le paysan-philosophe Pierre Rabhi avec la simplicité qui le caractérise : «L’être humain a besoin de passer par des impasses pour comprendre où est le bon chemin». Ces «impasses», propres au système capitaliste désincarné des valeurs essentielles à la vie, semblent avoir atteint leur paroxysme dans un chaos semi-généralisé travesti en ordre établi et bien huilé. Semi-généralisé car, heureusement, çà et là, des savoir-faire traditionnels continuent à faire leur preuve et inspirent tout un foisonnement d’alternatives ouvrant des voies nouvelles et prometteuses, souvent situées à 180° des tracés rectilignes imposés par le système en place.
On n’évoquera pas les chiffres détaillés liés à l’empreinte-carbone ni le nombre virtuel de planètes supplémentaires nécessaires à la survie de l’espèce humaine, mais on soulignera l’urgence de la situation. Car il est temps. Il est même grand temps, puisque si nous nous accrochons à notre modèle de société et que nous le généralisons, c’est le dépôt de bilan planétaire assuré !

La fin [annoncée] des ressources

Partout, les pays dits «émergeants», qui semblent aveuglés par les mirages d’une promesse d’oasis rutilante, veulent «à tout prix» vivre à la mode occidentale moderne. Oui, mais «à quel prix»… ? Où va-t-on trouver les ressources nécessaires et non renouvelables sur une Terre qui montre déjà ses limites ? Pour donner quelques exemples éloquents, la fin du métal argent sera atteinte en 2021, l’antimoine en 2022, le palladium et l’indium en 2023-2024, l’or et le zinc en 2025, le plomb en 2030, le cuivre et le tantale entre 2028 et 2039, le pétrole, l’uranium et le nickel entre 2040 et 2064, le gaz naturel en 2072,…

Imaginez plusieurs milliards d’êtres humains [la Chine et l’Inde totalisent déjà, à eux seuls, plus de 1,63 milliards d’habitants !] se mettre à suivre l’exemple occidental… Où trouver les ressources pour que tout le monde possède son frigo, sa machine à laver, sa télévision, son Internet, sa voiture et sa «carte de crédit» ? Non seulement, ce n’est pas souhaitable, mais c’est surtout mathématiquement impossible et totalement irréaliste.

«Trop tard pour être pessimiste»

Alors que nous vivons dans des sociétés qui débordent de tout, de mille et une fausses richesses, les individus qui les constituent consomment aussi le plus grand nombre d’anxiolytiques au monde pour tenter de réparer les dégâts générés par, ce que l’on pourrait appeler, la «société de la matière».
Il n’aura fallu que quelques millénaires à l’Homme pour rompre un équilibre subtilement élaboré par plus de 4 milliards d’années d’évolution de la Terre. Le prix à payer est lourd, mais, comme l’exprime le photographe- journaliste français Yann Arthus-Bertrand : «il est trop tard pour être pessimiste !»
D’après de nombreux experts, il resterait à peine dix ans à l’humanité pour inverser la tendance, prendre conscience de notre exploitation démesurée des richesses de la Terre et changer notre mode de consommation.

«Désormais, la plus haute, la plus belle performance que devra réaliser l’humanité sera de répondre à ses besoins vitaux avec les moyens les plus simples et les plus sains. Cultiver son jardin ou s’adonner à n’importe quelle activité créatrice d’autonomie sera considéré comme un acte politique, un acte de légitime résistance à la dépendance et à l’asservissement de la personne humaine.»
Pierre Rabhi


Vers un autre modèle

Sans plus attendre, il y a donc à repenser nos modèles sociétaux sur un mode qui soit à la fois sobre et puissant, à l’image du fonctionnement même des modèles présents dans la nature. Quelles que soient les nécessités, l’intelligence de la vie empruntera toujours le chemin le plus simple et le plus sobre en énergie. La «puissance» des modèles sociétaux complexes est illusoire, voire contre-productive, comparée aux fonctionnements mêmes de la vie et du monde naturel dans toutes ses formes et expressions vivantes. C’est en toute simplicité et humilité que les femmes et des hommes de la Terre doivent reconnaître l’efficacité des écosystèmes naturels et calquer, par biomimétisme, leurs prodigieuses sobriétés énergétiques aux différentes strates, formant ce que l’on pourrait appeler la «bio-société» de demain [du grec «bios» : «la vie»].
Car la vraie puissance ne se trouve pas dans les systèmes qui se font la guerre entre eux au nom du pouvoir et du profit réalisé par une infime minorité. La vraie puissance réside plutôt dans la capacité d’une communauté humaine à subvenir à ses besoins sans déséquilibrer son environnement et même, comme en agroécologie ou en permaculture, en participant à sa restauration et à sa guérison continue. L’éco-citoyen humain pourra ainsi inscrire son passage sur la Terre dans une spirale dynamique et curative. N’est-ce pas là le sens même de l’évolution ?



Cette force de transformation, sobre et puissante, réside également dans la capacité des communautés humaines à co-créer du lien, de la convivialité et même de la joie. Une joie simple et profonde, dans le sens d’un sentiment de satisfaction intérieure qui emplit la totalité de la conscience.
D’ailleurs, la joie n’est-elle pas «l’air du monde nouveau» [dixit les «Dialogues avec l’ange»] ?

Moins de biens, plus de liens

Cette ré-orientation de nos modèles [individuels, familiaux, communautaires, régionaux, nationaux et planétaires] vers un nouveau paradigme passera donc, tôt ou tard, par une nouvelle dynamique de fonctionnement peu énergivore, donc plus sobre, et conviviale, dans le sens de recréer des liens joyeux et vivants entre les individus. L’adage «moins de biens, plus de liens» correspond donc bien à l’issue espérée du chapitre, pour le moins décisif, du grand roman de l’histoire humaine contemporaine. Evidemment, tout éco-citoyen digne de ce nom devra probablement se re-familiariser quelque peu avec cette notion salutaire de sobriété et ré-apprivoiser le sens de la modération, voire de la retenue, ce qui sous-entend une forme d’éveil de conscience vis-à-vis de ses compulsions à consommer et à posséder toujours plus, tout en développant la maîtrise de ces dernières. Mais, bonne nouvelle : chacun porte au plus profond de lui, au coeur de ses cellules et même au coeur de ses gènes, cette «mémoire ancestrale naturelle» de sobriété puisqu’elle est le fondement même sur lequel repose notre corps et le fonctionnement intégral de la vie sur la Terre depuis les origines ! Finalement, derrière les a priori, les peurs et les jugements, il y a peut-être moins d’effort à fournir que nous l’imaginons, puisque cette mémoire de sobriété est déjà là, en chacun de nous.



Besoins vitaux, d’estime et d’amour

Les tenants de la prospérité sans croissance insistent également sur le fait que la nouvelle société peu énergivore et conviviale ne peut que se structurer autour des besoins vitaux indispensables aux êtres humains et aux écosystèmes dont ils font partie intégrante ; et non plus autour de besoins superflus et déséquilibrants basés sur la recherche de profits artificiels à court ou moyen termes. Par besoins vitaux, nous faisons référence aux recherches du psychologue Abraham Maslow, synthétisées dans sa célèbre «pyramide des besoins», allant des besoins physiologiques de base aux besoins de sécurité, d’appartenance, d’amour, d’estime et d’accomplissement de soi.

La sobriété n’exclut donc pas de vivre en abondance dans un environnement sain, équilibré et beau. Un espace où l’affection, la confiance, la reconnaissance de soi et des autres, ou encore la spiritualité et le sens du sacré ont leur place. La sobriété heureuse n’a donc rien à voir avec la pauvreté puisqu’en potentiel, elle contient même tout le contraire !

La recherche du point d’équilibre

Evidemment, pour permettre à la gestation d’un nouveau modèle sociétal d’arriver à son terme dans les consciences, afin de s’incarner un peu partout sur la planète, des changements intérieurs semblent nécessaires, voire indispensables. Peut-être la prise de conscience des «impasses du système», évoquées plus haut, sera-t-elle suffisante pour faire basculer les plateaux de la balance et susciter le tsunami d’éveil de conscience prophétisé par certains ? On peut l’espérer, mais personne n’en est certain. On pourrait dès lors s’inquiéter de savoir si le système actuel tiendra encore suffisamment longtemps avant que ses fissures, colmatées de toutes parts, ne lâchent, faisant sombrer l’ensemble dans le chaos. On pourrait, en effet, s’en inquiéter et en débattre sans fin. Mais nous n’allons pas le faire pour au moins deux bonnes raisons. La première est que l’énergie et le temps utilisés à projeter d’hypothétiques scénarios plus ou moins catastrophiques pourraient certainement être mieux utilisés en agissant concrètement et sans attendre au changement de direction souhaité [autant être économe en énergie de suite !].
La seconde raison est que les expressions de la vie, comme par exemple celles du monde naturel, semblent trouver leur équilibre en jouant de leur contraire. Chaque système vivant en évolution cherchera toujours, par «essais-erreurs» [l’expression est quelque peu réductrice], à explorer les contraires, ces apparents opposés qui, dans leur symbolisme Yin-Yang, forment la trame duelle du Tao, l’unité-totalité de la vie. Il semble donc qu’entre l’insouciant équilibre vécu par les écosystèmes vivants depuis des millions d’années et la frénésie chaotique des systèmes artificiels humains, la vie sur Terre cherche son point d’équilibre. Un point d’équilibre qui inclurait la composante «conscience». Car quoi de plus accompli qu’un système qui a trouvé son équilibre en ayant conscience de ses extrémités ?
A l’échelle de la vie humaine, cette recherche d’équilibre semble prendre beaucoup de temps, mais qu’en est-il à l’échelle de la vie sur Terre ?
Bref, cheminer vers la «décroissance», c’est aussi apprendre à relativiser…

Les «décroissants» : être et moins avoir

Mais, au fait, qui sont ces «décroissants» dont les médias dressent un portrait souvent caricatural ? Disons qu’entre la surconsommation, la course à la réussite sociale, les ravages de la pollution et la diminution des ressources qui peuvent être constatés par la majorité d’entre nous, la différence des «décroissants » est… qu’ils passent à l’action ! Ils semblent avoir vécu un «éveil de conscience éco-citoyenne» entraînant des actes concrets, que commente la psychanalyste Luce Janin- Devillars : «Pour endiguer les ravages de la pollution, certains comprennent qu’il y a une noblesse à réparer ce qui peut l’être, à inverser la tendance du jetable pour préserver l’avenir des générations futures».
Finalement, quelle que soit la terminologie utilisée, qu’on les baptise «décroissants», «créatifs culturels», «consomm’acteurs», «transitionneurs », «no logo», «soho-solos», que l’on range le mouvement dans un tiroir étiqueté «simplicité volontaire», «sobriété heureuse» ou «downshifting1», peu importe, la dynamique est bien là : de plus en plus d’individus cessent de se laisser déborder par une vie qui ne leur convient plus et tentent de rebâtir une nouvelle société basée sur des valeurs vivantes. Ils ont le courage des pionniers, celui- là même qui les pousse à se détourner de la société de consommation. Ils méditent ou militent, réduisent leur pollution, cultivent bio, mangent sain et osent «ra-len-tir» : ils quittent le rythme frénétique imposé par la société de la fausse abondance et cherchent à retrouver un rythme plus lent harmonisé à celui du monde naturel.
On y retrouve des écologistes, des altermondialistes, des acteurs du mouvement des «villes et initiatives de transition», des «permaculteurs », des tenants du «slow food» et du «slow life» ou encore des activistes de la solidarité Nord-Sud, des gens simples et des érudits, les déçus de l’action politique… et bien d’autres. Partout dans le monde, la conscience de dizaines de millions de citoyens s’éveille et modifie leur façon de vivre. Les formes que leurs initiatives prennent sont encore diffuses, mais la dynamique souterraine est puissante ! Et d’après les observateurs attentifs, l’émergence s’accélère et pourrait bien faire basculer les plateaux de la balance plus vite et plus radicalement que l’on ne le croit…



Vers l’abondance soutenable ?

Plutôt que nous démobiliser, les messages des crises successives et entremêlées peuvent, bien au contraire, éveiller en nous des forces créatives insoupçonnées pour que nous puissions, ensemble, construire un monde satisfaisant pour la raison, le coeur et l’esprit.
Face à la société de la surabondance sans joie [et non sans misère matérielle !] dans laquelle les pays dits développés sont enlisés, la «décroissance soutenable» [dixit Nicholas Georgescu-Roegen] représente finalement une alternative réaliste au système en place. Telle une énergie de libération, autant matérielle que morale et spirituelle, elle est un acte citoyen et politique de légitime résistance à cette formidable machine à détruire la planète et à aliéner la personne humaine que représente le système capitaliste propre à la «société de la matière».
Quelles que soient leurs traditions et leurs idéologies, tous les sages, les penseurs et les philosophes du monde s’accordent sur un point : le temps est venu de s’affranchir des réflexes boulimiques du «toujours plus», afin d’éloigner l’ombre de l’immense champ de ruines qui plane sur notre planète. Pour en avoir fait un axe de vie depuis de nombreuses années, les «sobres heureux» et autres «décroissants», jeunes et vieux, petits et grands, ouvrent la voie par leurs actions concrètes menées en faveur de la sobriété, valeur d’équilibre et de bien-être. Ils nous invitent à calquer nos vies sur les fonctionnements naturels, ceux-là mêmes que la Nature s’ingénie à utiliser depuis des millions d’années dans ses différents écosystèmes. Ils nous inspirent à bâtir ensemble une société vivante ayant replacé l’unité Homme-Nature en son centre. Ils nous poussent à ré-apprivoiser une forme de simplicité et de gratitude qui, en s’épanouissant au plus profond de nous, donne à notre présence au monde un sens et une légèreté singulière, celle de la sobriété tranquille et heureuse, celle de l’Être.
De plus, cette option semble, à l’évidence, être un pas décisif vers l’indispensable solidarité entre les êtres humains et vers une véritable équité planétaire.
On s’y met ?

Olivier Desurmont


Références :
- Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi chez Actes Sud
- Petit traité de la décroissance sereine et Vers une société d’abondance frugale, Serge Latouche chez Mille et une nuits
- Politique(s) de la décroissance - Propositions pour penser et faire la transition, Michel Lepesant aux Editions Utopia,
- La pertinence de l’escargot. En route vers la décroissance !, Jean Cornil & Bernard Legros aux Editions Le sang de la terre
- Prospérité sans croissance, Tim Jackson aux Editions Etopia - www.decroissance.org



Paru dans l'Agenda Plus N° 257 de Mai 2014
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